Non, cette chronique ne traitera pas du groupe californien de covoiturage Uber, qui exaspère les taxis parisiens dĂ©jĂ Ă©nervĂ©s par les Lyft, Miinute, Heetch ou autre Jump. Nous parlerons d’uber, le qualificatif. Pour une fois il ne sera pas ici question d’un anglicisme mais d’un germanisme. Uber rĂ´de depuis quelque temps dans les milieux de la mode, du design et du style contemporain : « Ce lieu est uber-chic, tu vois », « il est uber-classe, ton pull », etc.
Bien sĂ»r, l’expression a pour origine la prĂ©position allemande signifiant « sur » ou « au-dessus de » ; mais elle vient aussi du Manhattan dĂ©but de siècle. Vers 2003, je frĂ©quentais certains chroniqueurs new-yorkais fort Ă la mode (d’alors) qui parlaient d’une table basse « so uber-chic » et se laissaient mĂŞme aller à des croisements de langues Ă propos de musique « uber-chou », pour signifier « hyper-cool ». Nous sommes lĂ dans le jargon branché international qui se pĂ©rime assez vite mais rĂ©serve toujours de belles surprises. Dans la mĂŞme veine, on entendait et on entend encore « uber-elite », « uber-feminine », etc. Mais c’est toujours de l’amĂ©ricain. Or, voilĂ sept ans environ, uber-chic a dĂ©barquĂ© en France. Avec ou sans trĂ©ma sur le u, il parsème les courriels, les commentaires des rĂ©seaux sociaux ou les articles de mode fĂ©minine. Comme dans : « La cape est la it-pièce indispensable de cette saison, c’est ĂĽber-chic et confortable » ou « j’adore le lĂ©opard, en petites touches, c’est ĂĽber-chic »ou « le sac banane, c’est uber-chic, surtout quand tu commandes une Suze au Baron ». J’arrĂŞte les exemples (authentiques, je prĂ©cise) d’uber ; ils me mettent dans l’Ă©tat d’un taxi parisien soumis Ă la concurrence sauvage et, de toute façon, vous avez compris l’idĂ©e. Du snobisme dĂ©calĂ© de gens qui cherchent absolument Ă Â parler le jargon qui les fera reconnaĂ®tre de leurs pairs du rĂ©seau.
Notons en passant – mais nous y reviendrons – l’invasion douce de l’anglais « so », dans le sens de tellement. Depuis les excellents magazines So Foot ou Sofilm jusqu’à « so chic » ou Ă l’expression dĂ©prĂ©ciative « so xxe siècle », qualificatif que l’on rĂ©serve aux gens ou aux choses ringardes. Voire aux institutions : j’ai lu sur Twitter, lieu de toutes les apocopes, la phrase suivante : « L’UE, c’est so xxe siècle ». Monnet et Schuman en resteraient bouche bĂ©e.
Revenons Ă uber. Il remplace souvent le mot ultimate – prononcez « ultimette » -, devenu un peu bling-bling, ou les « so dĂ©passĂ©s » ultra, hyper, hypra ou supra ; ou encore le tout simple « top » comme dans « ton haut est top » (et non l’inverse) ou « cet hĂ´tel est top-classe ». Sans parler de super, carrĂ©ment prĂ©historique, ou vintage selon les cas. On pourrait d’ailleurs essayer de relancer super-chouette (so 1960’s) ou extra (so 1970’s) ou formid’ (so 1950’s) Ă la place d’uber-cool. On laisserait ce tic verbal global aux fashionistas et par la mĂŞme occasion leurs « grave bien » ou « trop swag » aux collĂ©giens. Rien de plus ridicule que des adultes responsables piquant leurs mots aux ados ou aux nightclubbers. Super-chouette, qui a son âge et le revendique, pourrait remplacer moult tournures de franglais pour beaucoup de gens raisonnables. Pour ma part j’aime bien Ă©patant, qui sĂ©vit entre l’avant-guerre (de 1914) et l’après-guerre (de 1945). Alain Schifres vient justement de publier (en français) aux Ă©ditions First un ouvrage Ă©patant (donc), My tailor is rich but my français is poor, sur l’omniprĂ©sence de l’anglais dans les colonnes de la presse fashion et les conversations branchĂ©es.
Si vous n’en pouvez plus des hype, spots, flagships, concept stores, corners et backstages, ce livre construit comme un anti-manuel de « bas-franglais contemporain » est pour vous. Il s’ouvre sur une belle citation de la philologue Barbara Cassin que je ne peux m’empĂŞcher de reproduire ici : « Quand la langue d’usage gĂ©nĂ©ral n’est plus que du « globish », en l’occurrence du global english, et qu’il n’y a plus ni invention, ni goĂ»t, ni jugement, il n’y a tout simplement plus de langue. » Je ne sais pas pour vous, mais moi je la trouve uber-pertinente, cette phrase-lĂ !
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